Correction de l'analyse de la lettre  161

1. Premier mouvement (lignes 1 à 8) : une tragédie au sérail

Le terme de tragédie peut être utilisé dans la mesure où cette dernière lettre du roman se révèle très théâtrale, car l'instant du suicide est marqué par une tension dramatique évidente. 


D'emblée, le lecteur a l'impression d'assister à un dialogue entre Roxane et son maître. D'ailleurs, le "Oui" initial semble consister en une réponse. De même, l'alternance des pronoms de la première et de la deuxième personne semble reproduire une discussion. 

La tension dramatique du moment se lit d'abord avec la syntaxe des phrases. Ce sont des phrases composées de propositions juxtaposées. Ce procédé de style, que l'on appelle l'asyndète (voir plus bas), est ici utilisé à des fins clairement identifiables : l'auteur veut nous montrer les derniers instants d'une héroïne souffrant dans sa chair, mais aussi dans son âme. On pourrait dire qu'elle est à l'agonie et qu'elle délivre un ultime message à son maître.

Est également perceptible dans ce début de lettre la coïncidence entre le temps de l'action et celui de la « représentation » : Roxane rédige ce qu'elle fait au moment même où elle agit comme l'indique l'emploi du présent d'énonciation "je meurs", précédé du futur proche : "Je vais mourir". Comme dans une pièce de théâtre, le spectateur assiste aux derniers instants de l'héroïne.

D'ailleurs, le nom de Roxane, prêté à son héroïne, n'est sûrement pas innocent de la part de Montesquieu. Il a sûrement voulu rapprocher son héroïne de celle du drame Bajazet, tragédie majeure de Racine, où Roxane, sultane et favorite du sultan Amurat, meurt poignardée.

 fr.wahooart.com Roxane dans Bajazet de Jean-Baptiste Racine de Eugène François Marie Joseph Deveria
fr.wahooart.com Roxane dans Bajazet de Jean-Baptiste Racine de Eugène François Marie Joseph Deveria

Comme elle, l'héroïne des Lettres persanes est victime d'un destin inexorable. Comme elle, elle inspire chez les lecteurs et les spectateurs terreur et pitié (catharsis). Elle avoue le meurtre des eunuques désignés par la périphrase "gardiens sacrilèges"» et sa passion l'a emportée à tromper son mari et à aimer passionnément son amant dont elle fait ici un éloge vibrant : "le seul homme..." et "le plus beau sang du monde" dont le superlatif "le plus beau" est destiné à souligner le caractère exceptionnel de cet être chéri.


2. Deuxième mouvement (lignes 9 à 19) : le personnage de Roxane se révèle

Dans cette lettre, l'héroïne dévoile clairement les sentiments qui sont les siens. Le début du troisième paragraphe, avec la succession de questions rhétoriques, met en relief la naïveté d'Usbek qui n'a su ni comprendre son épouse ni saisir sa volonté de libération, d'affranchissement.

Deux femmes se cachent en elle : celle qu'elle donnait l'impression d'être, une femme servile, et celle qu'elle est véritablement, une héroïne éprise de liberté. Ces deux facettes apparaissent dans de nombreux contrastes à travers principalement l'antithèse "servitude" et "libre", voire l'opposition entre "lois" et "indépendance".

À la fin du troisième paragraphe, Roxane dresse un bilan en utilisant le passé composé et réconcilie ce qu'elle est réellement et ce qu'elle a montré avant le départ d'Usbek : « mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance ». Au final, elle est toujours demeurée une femme libre malgré sa condition.

Dans le début du quatrième paragraphe, Roxane renverse le rapport de force en ajustant la réalité pour l'adapter à sa vision du monde grâce au conditionnel dans la proposition "tu devrais me rendre grâces". Elle utilise le champ lexical de la religion avec les termes "grâces", "sacrifice" et "profané" pour sacraliser son geste, lui donner plus de poids et montrer que c'est elle et non Usbek qui vit selon de grands principes moraux. Elle dévalorise ainsi Usbek, s'affranchit nettement de sa tutelle et dévoile ses véritables idées, précisant que lui vit dans l'apparence (deux fois elle utilise le verbe paraître) et elle, dans la réalité. Elle se libère ainsi de la prison morale et physique que lui imposait son maître. La phrase se termine par la redéfinition d'un des mots-clés des Lettres persanes, le terme "vertu", abondamment employé par Usbek. Roxane décrédibilise finalement son époux à l'aide de la périphrase : « soumission à tes fantaisies » qui, bien loin de relever de la vertu, reflète une vision égocentrique du monde de l'hypocrite Usbek.

3. Troisième mouvement (ligne 20 à la fin) : une défaite annoncée, celle d'Usbek

La fin du texte poursuit le même but : souligner l'impuissance du despote, sa mauvaise compréhension de la situation.

L'emploi de l'irréel du passé dans les propositions "si tu m'avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine" montre qu'Usbek s'est montré incapable d'analyser la situation et de prendre en compte les véritables sentiments de Roxane. La conjonction de coordination « mais », en tête du sixième paragraphe, montre bien l'opposition entre ce qu'Usbek aurait dû percevoir et ce qu'il percevait réellement. Peu à peu, le personnage est dévalorisé et la perspicacité dont il pouvait faire preuve dans les lettres précédentes est soudainement remise en question.

Roxane lui fait remarquer  que ce qu'il pensait être un véritable pouvoir n'était finalement qu'une illusion. Les propositions "tu me croyais trompée, et je te trompais" montrent à elle seules que ce qu'il pensait être une soumission n'était qu'une apparence. Dans ce même passage, "tu me croyais trompée, et je te trompais", Roxane passe du statut d'objet ("me") à celui de sujet ("je") ; par ailleurs, le verbe « tromper » est d'abord employé au participe passé passif puis à l'actif pour mieux montrer la défaite du tyran.

C'est finalement l'entêtement du tyran qui l'a mené à sa perte, à son malheur, tant les étapes de la mort de Roxane sont soigneusement détaillées dans la dernière phrase de la lettre. Le parallélisme de construction des propositions "le poison me consume, ma force m'abandonne ; la plume me tombe des mains" ajoute au caractère dramatique des actions de l'héroïne.

Le roman se termine donc brutalement sur ces mots "je me meurs" qui peuvent s'appliquer à la fois au personnage et au récit. Nous ne connaîtrons pas la réaction d'Usbek, le principal intéressé ; nous pouvons seulement l'imaginer et nous "amuser"à relire l'ensemble des lettres d'Usbek pour y détecter sa naïveté. 

Pour Montesquieu, la réflexion philosophique seule ne vaut rien si elle n'est pas suivie d'action. Le roman de sérail rejoint ici les lettres plus politiques de façon métaphorique. Le sérail serait un État miniature et Roxane représenterait le peuple se soulevant contre l'autorité excessive et la cruauté.

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